Ce second polycopié préparé par M. Atamena Abdelmalik, rassemblant quatre cours, est destiné aux étudiants de la 1ère année Licence (G1 et 4). Matière, SSH, Année universitaire 2019 / 2020, S II
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Plan des cours
Intitulé des cours :
Les principaux courants qui ont marqué
les sciences humaines et sociales
1- L’évolutionnisme
- Bilan et critique
2- Le diffusionnisme
- Bilan et critique
3- Le fonctionnalisme
- Bilan et critique
4- Le culturalisme
- Bilan et critique
Contrairement à ce qu’on affirme parfois, l’idée d’une évolution nécessaire des sociétés humaines précède largement l’apparition de l’évolutionnisme. Dès le XVIII e siècle, à une époque marquée par l’accélération du progrès scientifique, les philosophes des Lumières croient en un progrès indéfini du « genre humain », guidé par les « lumières de la raison. En 1749, Turgot soutient une thèse sur Les progrès de l’esprit humain dont les idées principales seront reprises et développées par son ami Condorcet qui, une année avant sa mort, écrit, en 1793, sa célèbre Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.
Il faut attendre jusqu’au XIX e siècle que l’évolutionnisme s’impose en biologie, à travers les théories, à travers les théories de Lamarck, puis de Darwin. Encore faut-il souligner que l’idée d’une « lutte pour la vie » (à travers une notion d’une compétition entre groupes et sociétés pour s’approprier des ressources rares) a été empruntée par Darwin à la philosophie sociale.
L’évolutionnisme : bilan et critique
Sous sa forme la plus extrême, l’évolutionnisme repose sur un double postulat : d’une part, il y aurait un progrès des civilisations humaines ; d’autre part, ce progrès serait historiquement nécessaire (à la limite, il y aurait des lois de l’évolution applicables à l’ensemble des sociétés humaines).
Il est facile d’objecter contre le premier postulat que l’évolutionnisme étend indûment la notion de progrès à des domaines de la vie sociale pour lesquels elle est dépourvue de sens. Si l’on peut légitimement parler d’un progrès du savoir scientifique, c’est parce que, comme le suggère Popper, la science se distingue précisément des autres formes de savoir par son caractère cumulatif. Contrairement aux progrès techniques qui sont très constatables, dans le domaine culturel, en revanche, comme en matière d’organisation sociale, du fait de l’absence de tout critère objectif, la croyance au progrès renvoie inéluctablement à des préjugés d’ordre subjectif, ethnocentrique ou idéologique.
Le deuxième postulat de l’évolutionnisme est partiellement fondé sur des observations empiriques. Il est vrai que depuis l’apparition de l’homme sur la terre, les techniques humaines n’ont cessé de progresser, et il est également vrai que les faits culturels, les types d’organisation sociale et les modes de production sont en rapport avec les techniques disponibles. D’innombrables études démontrent que l’introduction d’une nouvelle technologie (par exemple une nouvelle technique agricole ou bien un nouveau moyen de locomotion) entraîne des conséquences dans tous les domaines de la vie sociale. Il faut souligner que les interrelations complexes qui déterminent la reproduction ou la transformation des systèmes sociaux ne relèvent pas d’un déterminisme strict, si bien que le devenir d’une société n’est jamais prédictible. Plusieurs exemple démontrent que, contrairement à ce que supposent les évolutionnistes, l’ordre d’apparition des phénomènes est variable selon les sociétés, est que les logiques historiques sont irréductibles à toute notion de nécessité.
Simplificateur, et incapable de rendre compte de la complexité du réel, le paradigme évolutionniste à une faible valeur opératoire. On peut cependant reconnaître qu’il a eu une grande valeur heuristique : en attirant l’attention des chercheurs sur la possibilité de mettre en relation les différentes dimension de la réalité sociale, il a joué un rôle clé dans la scientificité de certaines disciplines, et il s’est trouvé, directement ou indirectement, à l’origine de la plupart des problématiques qui sont propres à ces disciplines.
Dans le contexte où il est apparu, à la fin du XIXe siècle, le diffusionnisme a d’abord procédé d’une critique de la théorie évolutionniste, qui était alors prédominante. Les représentants de ces deux courants de pensée partageaient le projet de reconstituer l’histoire des sociétés sans écriture. Les évolutionnistes étaient persuadés que l’universalité des lois de l’évolution explique l’existence de traits communs entre des sociétés parvenues au même stade d’évolution. Les diffusionnistes interprétaient, au contraire, ces traits communs comme le résultat de processus de « diffusion » à partir d’un nombre limité de « foyers culturels ».
Il ne faut pas, cependant, exagérer l’opposition entre ces deux courants de pensée. L’existence de faits de diffusion a été précocement par les historiens et les archéologues, ainsi qu’en linguistique, par les spécialistes de la grammaire historique et comparée. Par ailleurs, il faut souligner que, même lorsque, par la suite, le diffusionnisme s’est constitué comme un courant de pensée autonome, des préjugés évolutionnistes ont continué à imprégner la pensée de nombre de ses représentants malgré leur volonté de se démarquer de la théorie concurrente.
Le diffusionnisme : bilan et critique
Il faut reconnaître aux diffusionnistes le double mérite d’avoir dénoncé le « mythe » selon lequel, il y aurait des sociétés sans histoire, et d’avoir établi l’importance et la signification des contacts entre les sociétés. Deux grandes raisons ont cependant contribué, après la Seconde Guerre mondiale, à déconsidérer leurs recherches : d’une part, l’historicisme de certains d’entre eux, leur prétention à tout expliquer par l’histoire ; d’autre part, et corrélativement, le caractère hautement aventureux de nombre de leurs hypothèses. Bien souvent, les interprétations diffusionnistes reposaient sur la constatation d’analogies superficielles, dont la pertinence n’a pas résisté à l’analyse dès que les observations sont devenues plus précises.
Il n’en reste pas moins que les contacts, directs ou indirects, entre les sociétés entraînent effectivement des phénomènes de diffusion, dont l’étude est parfaitement légitime, pourvu que de se rappeler que l’emprunt d’un trait culturel, ou son imposition par une société dominante, s’accompagne toujours d’une réinterprétation par la société réceptrice. Bien que les thèses diffusionnistes n’aient guère rencontré d’écho parmi certains chercheurs en SSH, d’autres inscrivent une partie de leurs recherches dans une telle perspective. C’est le cas de R. Bastide dans son étude des religions afro-américains (Bastide, 1958, 1960 et 1967) ; de A.-G. Haudricourt, qui s’est intéressé à la diffusion des techniques et des plantes cultivées, ainsi qu’aux contacts entre les langues (Haudricourt, 1943, 1955 et 1987)…Certaines recherches qui portent sur les transferts de technologie entre les pays industrialisés et ceux dits « de la périphérie », se rattachent également à cette ligne de pensée.
Il faut sans doute apriori chercher l’origine du fonctionnalisme chez certains théoriciens du XIX e siècle, comme H. Spenser ou A. Comte, qui, prenant au pied de la lettre la métaphore organiciste (déjà utilisée par Platon, dans la république au XVe siècle av. J.C.), posèrent le principe d’une identité de nature entre les systèmes sociaux et les systèmes organiques. Ce n’est pas tant, toutefois, cette idée, que la manière dont ils l’interprétèrent qui fait de ces deux auteurs des précurseurs du fonctionnalisme. Pour eux, non seulement les faits sociaux sont en interrelation (ce qui se vérifie empiriquement), mais, de plus, leur existence même s’explique par le rôle fonctionnel qu’ils jouent dans « l’organisme social », ce qui, épistémologiquement, implique une double hypothèse. D’une part, la société est assimilée à une totalité, à un système dont tous les éléments seraient interdépendants ; d’autre part, on suppose qu’une mystérieuse finalité interne assure la reproduction de ce système.
Le fonctionnalisme repose donc à la fois sur un « holisme méthodologique », et sur une conception finaliste de la causalité sociale. Or, il faut le souligner, ces idées (purement spéculatives) sont entièrement étrangères à la pensée biologique. Tout organisme, constitué d’organe qui assure sa survie et sa reproduction, se trouve adapté à son environnement, mais le paradigme darwinien (ou néo-darwinien) de la sélection naturelle permet de faire l’économie de toute interprétation de type fonctionnaliste. Pour la biologie moderne, les organismes constituent nécessairement des systèmes fonctionnels capable de se reproduire (grâce au code génétique), car sinon, ils disparaissent, mais l’on sait qu’ils peuvent inclure des éléments dysfonctionnels tout en restant viables…., et surtout, à l’échelle de l’histoire de la vie, ils se transforment, car des mutations aléatoires se produisent en permanence. Seules celles qui sont compatibles avec la survie et la reproduction des êtres vivants, qui sont favorables (ou non défavorables) à leur adaptation à l’environnement, sont sélectionnées par l’évolution, mais celle-ci est dépourvue, en soi, de toute finalité. En fait, la notion de finalité ne s’applique qu’aux produits de l’intelligence humaine : si l’on peut légitimement expliquer l’existence de chacun des éléments d’une horloge par la fonction qu’il rempli, c’est parce qu’il fait partie d’un système qui a été conçu pour fonctionner. Il va de soi, en revanche, que les sociétés et les organismes ne sont pas fait davantage pour « fonctionner » que les montagnes et les fleuves ne sont destinés à servir de frontières aux nations. Comme l’avait déjà établi E. Durkheim, il y a près d’un siècle, « faire voir à quoi un fait est utile n’est pas expliquer comment il est né, ni comment il est ce qu’il est, car les emplois auxquels il sert supposent les propriétés spécifiques qui le caractérisent, mais ne le créent pas. Le besoin que nous avons des choses ne peut faire qu’elles soient telles ou telles et, par conséquent, ce n’est pas ce besoin qui peut les tirer du néant et leur conférer l’être » (Durkheim : 1977)
Le fonctionnalisme : bilan et critique
Il est permis d’affirmer que l’interprétation fonctionnaliste de la vie sociale a probablement été une étape nécessaire du développement des SSH notamment sur le plan scientifique, mais qu’elle est épistémologiquement inconsistante pour deux raisons principales.
En premier lieu, elle donne pour explication ce qu’il s’agit justement de comprendre, à savoir l’existence de processus auto-organisateurs qui assurent la reproduction (toujours imparfaite) des systèmes sociaux, et qui constituent la condition même de leur existence.
En second lieu, elle rend incompréhensible l’historicité des sociétés humaines. en accentuent jusqu’à la caricature le caractère fonctionnel des faits sociaux, elle n’églige le rôle des conflits, des contradictions et des effets dysfonctionnels dans le changement social, et elle sous-estime la dimension événementielle des processus historiques.
4- Le culturalisme
En s’appuyant sur F. Boas, A. L. Kroeber retiendra l’idée que chaque culture est singulière, mais, soucieux d’éviter tout psychologisme, il s’efforcera de démontrer que la culture relèvera d’une réalité supra-organique, irréductible à toute autre, et trouvant en elle-même ses propres principes d’intelligibilité (Kroeber, 1917). Tout en rejetant cette thèse au nom de « la réalité psychologique de la culture », M. J. Herskovits, également disciple de Boas, soutiendra de même que « la culture peut être étudiée abstraction faite des êtres humains » (Herskovits, 1967).
Il est manifeste qu’une approche de ce type est partiellement en rupture avec la manière dont Boas lui-même l’a concevait, car, comme l’explique Lévi-Strauss, pour celui-ci, « le génie propre d’un peuple repose, en dernière analyse, sur des expériences individuelles », le « but ultime de l’enquête scientifique étant « de comprendre la vie de l’individu telle que la vie sociale la modèle, et la façon dont la société elle-même se modifie sous l’action des individus qui la composent » (Lévi-Strauss, 1991 : 118).
Il est donc permis d’affirmer qu’en entrant leur réflexion théorique sur la question des rapports entre la culture et la personnalité, R. F. Benedict (qui fut l’assistant de Boas) et M. Mead (qui fut leur élève à tous les deux) développèrent des aspects de la pensée de Boas négligés par certains de leurs contemporains. Elles peuvent, l’une et l’autre, être considérées comme les premières inspiratrices de ce qu’on appela, à partir des années cinquante, « la théorie culturaliste de la personnalité » (ou, en abrégé, l’école « culture et personnalité », et, au sens strict, c’est à cette théorie que s’applique la notion de « culturalisme ».
La contribution théorique de R. F. Benedict a été décisive dans l’histoire du culturalisme. Dans son ouvrage principal, patterns of culture (1934) elle soutient la thèse que chaque culture repose sur « la sélection de quelques segments » d’un « grand évantail sur lequel se trouveraient rangées toutes les possibilités intéressantes nous réservent l’époque ou le milieu, ou les diverses activités humaines » (Benedict, 1950 :37). Cette sélection (qu’elle compare à celle qu’opère un système phonétique parmi l’infinité des sons prononçables) ne suppose « ni choix, ni buts conscients ». l’affirmation, dans une culture donnée, de tel ou tel type de comportement résulte, explique-t-elle, « de faits historiques qui, en quelques régions, ont favorisé son développement et en quelques autres lui ont fait obstacle ». Tout se passe comme si, néanmoins, chaque culture avait « ses propres desseins », comme si, en soumettant les différents domaines de la vie sociale à des modèles communs, un processus d’intégration agissait au sein de chacune d’entre elles. Certes, précise-t-elle encore, ce processus n’est pas n nécessairement achevé, et « toutes les civilisations n’ont pas façonné les mille particularités de leur conduite en se réglant sur un modèle équilibré et harmonieux ».
Le culturalisme : bilan et critique
Le culturalisme a joué un rôle important dans l’histoire des SSH, tant sur le plan théorique que sur le plan idéologique, notamment à travers les travaux qui relèvent de l’école « culture et personnalité ». Sur le plan idéologique, la défense du relativisme culturel a apporté une contribution décisive à la lutte contre les préjugés racistes, ethnocentristes et sexistes, le caractère d’emblée multi-ethnique de la société américaine permettant sans doute de comprendre pourquoi ce courant réflexif est resté essentiellement américain.
Sur le plan théorique, le culturalisme a permis de jeter un pont entre les sciences psychologiques et les sciences sociales. Quoique leurs principaux représentants aient généralement élaboré leurs propres conceptions sur la base d’une critique des thèses culturalistes, l’anthropologie psychanalytique, la psychiatrie, les sciences cognitives font partie, à bien des égards, de l’héritage de ce courant de pensée.
La principale objection qu’on peut élever contre le culturalisme est sa tendance à isoler les faits culturels des autres faits sociaux, comme si la culture constituait une réalité en soi. Cette essentialisme est la cause principale du fossé qui longtemps séparer artificiellement le culturel du social, et il se trouve à l’origine de nombre d’impasses théoriques.
Références bibliographiques
Haudricourt A.G, l’homme et les plantes cultuvées, Paris : Gallimard, 1943.
Comte A., Cours de philosophie positive, Paris : J.-B. Ballière &Fils, 1869.
Durkheim E., Les Règles de la méthode sociologique, Paris : PUF (1ère édition 1895), 1977.
Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris : Plon, 1958.
Morin E., Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris : Seuil, 1973.
Passeron J.-C., Le Raisonnement sociologique, Paris : Nathan, 1991.
Dufrenne M., La personnalité de base, Paris : PUF, 1953.